Au temps de la révolution numérique et de la dématérialisation, l’écriture pourrait-elle disparaître ? Certains l’imaginent. Après tout, l’humanité s’est très bien passé de l’écriture pendant des centaines de milliers d’années. Pourrait-elle retourner à l’oralité ? L’écriture n’aura-t-elle été qu’une parenthèse dans notre histoire ?
Certaines tendances interpellent : les tirages des journaux et des magazines n’ont cessé de se réduire depuis une vingtaine d’années ; les ventes de livres, relancées pendant la pandémie de covid, s’érodent à nouveau ; le courrier « papier » se raréfie… À l’inverse, les contenus vidéo se multiplient sur internet ; sur les réseaux sociaux, ils prennent le pas sur les posts écrits, tandis que les chatbots et autres assistants vocaux progressent à grands pas. Si l’on extrapole un peu, la conclusion s’impose : l’écrit finira pas s’effacer au profit du retour à l’oralité.
Et pourquoi pas ? Après tout, l’écriture est une invention récente dans l’histoire de l’humanité : à peine 5000 ans, alors que l’apparition de Homo Sapiens est datée, aux dernières estimations, de 300.000 ans. Des civilisations entières se sont développés sans elle : les Incas n’en disposaient pas.
Encore l’écriture fut-elle longtemps le privilège d’une élite ; il a fallu attendre l’invention de l’imprimerie typographique, il y a six siècles à peine, pour qu’elle commence à se répandre plus largement. Même aujourd’hui, dans nos pays développés, il reste des gens qui éprouvent des difficultés à lire et écrire – sans même compter tous ceux, très nombreux, dont l’orthographe est déficiente. C’est dire si l’écriture reste délicate à maîtriser – bien plus délicate que la parole : alors que la plupart des enfants semblent acquérir le langage oral naturellement et avec facilité, l’écriture réclame un long apprentissage dispensé par des pédagogues.
Et si l’évolution technologique le permettait, pourrait-on envisager la disparition de l’écriture ?
Essor de la vidéo et des assistants vocaux
Certains le pensent, tel le philosophe et futurologue américain William Crossman, qui a prophétisé l’extinction de l’écriture au cours de ce siècle. C’est également la thèse de Jean-Dominique Séval, expert français de l’économie numérique, pour qui la transition est déjà entamée. Il observe notamment le formidable essor de la vidéo, devenue le support de communication privilégié, notamment sur les réseaux sociaux. À quoi s’ajoutent les avancées des technologies vocales, et surtout les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle appuyée sur des outils vocaux, qui nous permettent de converser toujours plus facilement avec les machines, à l’exemple des assistants OK Google, Siri (Apple), Bixby (Samsung) ou Alexa (Amazon).
Le pronostic semble toutefois prématuré ; pour l’heure, il est contredit par les faits : s’il est vrai qu’on écrit et qu’on lit moins qu’avant sur papier, on n’a sans doute jamais autant écrit et lu sur écran ; on n’a sans doute jamais écrit autant de textos et d’e-mails, ni publié autant de pages web.
Mais demain ? On peut très bien imaginer que, dans un futur pas trop lointain, l’ordinateur offrira une interface orale aussi pratique et efficace que l’interface écrite. La maîtrise de l’écriture et de la lecture, si durement acquise, pourrait dès lors nous apparaître comme une compétence superflue. Séval imagine déjà l’écrivain remplacé par le conteur, fût-il électronique.
Écriture ou lecture ?
Dan Sperber, anthropologue et philosophe français, qui s’est penché sur l’avenir de l’écrit voici une vingtaine d’années déjà, n’est pas de cet avis. Il estime quant à lui qu’il faut distinguer l’écriture et la lecture ou, pour mieux dire, le geste d’écriture, qui pourrait éventuellement disparaître, et l’écriture comme système de communication, qui se maintiendra.
Pourquoi ? Parce que l’écrit offre des possibilités différentes de la parole. Écrire permet de se corriger, d’ajouter, de supprimer facilement des éléments pour finalement élaborer un récit clair et bien construit. On imagine mal produire une thèse en se reposant uniquement sur la parole – à moins, peut-être, de la faire écrire par Chat GPT ?
En sens opposé, il est beaucoup plus facile d’assimiler une matière par la lecture. Lire permet d’analyser, de rechercher des éléments, de reprendre ou de sauter des passages, bien mieux qu’on ne pourrait le faire par l’écoute. La structure d’un document saute aux yeux du lecteur, qui peut facilement repérer des paragraphes, des titres, etc. : même s’il peut être plus agréable d’écouter un roman ou un poème que de le lire, tel n’est pas le cas d’un traité scientifique ou d’un rapport annuel…
Dan Sperber observe cependant que les avantages de l’écrit sont, en fait, liés à la lecture. On pourrait parfaitement se passer d’écrire un texte et se contenter de le dicter, pour autant qu’on puisse se relire. C’est pourquoi il envisage que le geste d’écriture puisse s’oublier, mais non l’écrit – de la même façon que le clavier a déjà largement remplacé l’écriture manuscrite.
Les deux visions ne sont pas forcément contradictoires : l’écrit, sans forcément disparaître, pourrait être marginalisé, réservé à certains domaines de communication, pratiqué par une minorité – ce qui annoncerait un véritable bouleversement social et culturel.